Politique
Jérôme Sainte-Marie : « On assiste à la montée en puissance du bloc populaire ! »
Alors que Marine Le Pen vient d’être sondée à 51 % dans le cas d’un second tour face à Gabriel Attal en 2027 et à 36 % dès le premier tour, le sondeur Jérôme Sainte-Marie analyse un électorat fidèle et sans cesse croissant.
Sondeur, politique et directeur du Campus Héméra, organe de formation des cadres de Marine Le Pen, Jérôme Sainte-Marie analyse pour Livre Noir le dernier sondage Ifop pour Valeurs Actuelles.
Pour la première fois, Marine Le Pen est donnée gagnante au second tour de l’élection présidentielle. Faut-il dire que c’est la première fois qu’elle peut véritablement gagner ?
Le sondage IFOP-Valeurs Actuelles n’est pas une surprise tant il est cohérent avec toutes les données d’opinion disponibles depuis des mois. On pourrait même s’étonner qu’avec de tels résultats de premier tour l’intention de vote de second tour soit si équilibrée. Ceci dit, je n’excluais pas une victoire de Marine Le Pen dès 2022, du moins avant que le confinement puis la guerre en Ukraine aient renforcé l’exécutif face à ses oppositions. Là, on entre dans une tout autre période, celle où la possibilité d’une victoire de Marine Le Pen devient un fait social. Le jeu des anticipations va produire des effets politiques importants. Ceci acclimate l’opinion publique à une telle alternance, d’une part, et peut favoriser les ralliements de personnalités de la société civile, d’autre part. La possibilité de la victoire va, je le crois, entrainer sa vraisemblance. Ceci est effectivement sans précédent.
En regardant un sondage Ifop de février 2019, on constate que Marine Le Pen a été surévaluée de 3,5 %. Cette surévaluation s’est déjà produite à plusieurs reprises. Pourquoi ?
Au fil des scrutins, deux lieux communs se sont installés sur Marine Le Pen et les sondages : elle perdrait des voix en cours de campagne ; elle serait surestimée dans les intentions de vote. Il y a eu une part de vrai dans ces affirmations, mais les scrutins de 2022 les démentent largement. Prenons 2017 : au fil d’une campagne menée avec un discours très critique sur l’euro, en parfait décalage avec ce que souhaitaient les Français, le score de Marine Le Pen dans les intentions de vote s’est tassé. Mais regardons le dernier scrutin présidentiel : après une baisse sévère à l’automne 2021, sous l’effet de la concurrence zemmourienne, Le Pen progresse vivement et finit au-dessus de ce que lui attribuaient les derniers sondages publiés.
De la même manière, lors des élections législatives, nulle projection n’avait, et de loin, attribué autant de sièges au Rassemblement National. Reste que la victoire d’Emmanuel Macron a été plus large que ce que laissaient attendre les intentions de vote. J’y vois plutôt l’effet d’une extraordinaire mobilisation de toutes les « autorités » entre les deux tours en faveur du président sortant — y compris la CGT et la France Insoumise ! —, que la vérification d’une mystérieuse loi sur les scores sondagiers de la candidate. Donc, à l’instant où nous sommes, à trois ans du scrutin et dans une relative incertitude sur l’offre électorale concurrente, je prends tout à fait au sérieux les résultats de ce sondage, y compris ceux concernant Marine Le Pen.
Le sondage l’estime à 36 % dès le premier tour, ce qui serait une première depuis 1974. Comment expliquer une estimation aussi écrasante alors que l’offre à droite est plutôt diversifiée ?
Précisément parce que la candidature de Marine Le Pen ne se laisse pas réduire à une candidature de droite. Elle réalise 42% d’intention de vote chez les personnes se disant sans préférence partisane. 11% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, ce qui doit représenter, car on n’a ici accès qu’aux intentions de vote exprimées, environ 700 000 voix. Soit le nombre de voix que pour celles provenant de l’électorat Zemmour, qui est ici évalué à 29% de transfert dès le premier tour. Le Rassemblement National ne se laisse pas enfermer dans une dichotomie gauche-droite qui ne correspond ni aux votes des Français, ni aux principaux débats actuels, du moins est-ce là mon opinion personnelle.
Depuis 2007, la droite française n’a pas remporté une seule élection, il faudrait peut-être en tenir compte. Je m’en tiens donc à la même analyse depuis 2015 : notre paysage politique se structure, par la volonté des électeurs, sur un axe perpendiculaire à celui d’autrefois. Ce qui n’empêche en rien de développer sur certains thèmes fondamentaux, en premier lieu l’immigration, un projet politique qui parlera plus à la droite qu’à la gauche, bien entendu.
Plafond de verre, barrage républicain… Marine Le Pen a-t-elle fait sauter toutes ses limites ?
Le plafond de verre est depuis longtemps une notion fumeuse qui ne décrivait que le niveau maximal atteint à un moment donné par le vote Le Pen. Il en était différemment quand il y avait une sorte d’interdit moral au vote FN, mais cela s’est beaucoup réduit. On peut en savoir gré à la stratégie suivie avec constance par Marine Le Pen depuis 2011, mais aussi aux circonstances qui paraissent valider toujours davantage le diagnostic et les solutions de son parti. Comme souvent, la base, c’est-à-dire l’électorat en général, a fait bouger le sommet, c’est-à-dire l’univers des intellectuels, des journalistes et des élus.
J’ai été frappé par un chiffre, les 18 000 communes de France où Marine Le Pen est arrivée en tête au second tour de la présidentielle, soit plus de la moitié des communes françaises. Comment voulez-vous dès lors convaincre les gens qui ne l’ont pas choisi que leurs voisins, leurs commerçants, leurs clients, etc, se situent électoralement à l’extérieur du champ républicain, ce qui est d’ailleurs en soi une absurdité ? Reste un obstacle à lever, celui de la crédibilité gouvernementale, mais l’on perçoit bien les progrès réalisés en de domaine aussi.
On imagine que le cas d’une confrontation de second tour avec Gabriel Attal serait le parfait exemple de votre grille de lecture : bloc populaire/bloc élitaire ?
Je vous accorde qu’Emmanuel Macron m’a fait presque plaisir en nommant Gabriel Attal à Matignon ! C’est magnifique de clarté sociologique. Par ailleurs, il est frappant que si le vote Le Pen monte en niveau, il ne se modifie guère en structure : au premier tour, la candidate réaliserait 49% parmi les catégories populaires, au lieu de 36% il y a deux ans selon IPSOS, et 13% seulement parmi les cadres supérieurs. Le vote RN n’est pas un vote « attrape-tout », mais un vote socialement clivé qui parvient à devenir majoritaire au second tour. En face, Gabriel Attal recueillerait 39% du vote des retraités et 27% de celui des cadres supérieurs. La progression de Marine Le Pen se fait donc aussi dans ses zones de force, complétées par un gain décisif parmi les classes moyennes, chez les actifs les membres des « professions intermédiaires » pour reprendre la nomenclature de l’INSEE. Son score y est désormais de 36% au premier tour, soit une augmentation de 50% par rapport à 2017.
Au second tour, Marine Le Pen l’emporterait au sein de ces professions intermédiaires alors qu’elle y était sèchement battue il y a deux ans. On assiste donc à la montée en puissance d’un véritable bloc populaire, c’est-à-dire d’une agrégation sociale autour du vote populaire, qui n’en est qu’une composante mais une composante essentielle. Reste que l’expression bloc populaire est parfois mal comprise, et sans doute vaut-il mieux en utiliser une autre pour désigner cet ensemble socio-politique.
Y a-t-il un « effet Bardella » dans la conquête des nouveaux électorats ?
Le phénomène d’opinion que vous évoquez, l’effet Bardella, est un facteur évidemment très positif pour préparer l’alternance. Il suscite une bienveillance des commentateurs très utile, d’autant plus que l’opinion publique ressent une harmonie, une complémentarité, avec Marine Le Pen. Je note cependant que la conquête de nouveaux électorats se fait par un processus de diffusion à partir des bases anciennes : ainsi seuls 13% des cadres supérieurs voteraient aujourd’hui au premier tour pour Marine Le Pen, score équivalent à celui de 2022. C’est donc plutôt sur le plan des électorats définis politiquement que Jordan Bardella joue un rôle essentiel. Son image facilite les transferts venus de la base zemmouriste, et peut-être aussi de LR, encore que celle-ci soit aujourd’hui bien réduite. À mon avis, l’effet Bardella est surtout indirect, et d’autant plus puissant : son efficacité première est au niveau de certaines élites sociales et médiatiques, ce qui facilite ensuite les mouvements de l’opinion.
Les CSP+ et les retraités sont encore rétif à l’idée de voter RN. Est-ce parce que la victoire de Marine Le Pen les désavantagerait ?
Il faut soigneusement distinguer ces deux vastes populations. Je crains que l’univers idéologique des cadres, au-delà de leurs intérêts concrets, soit tellement opposé à celui porté par Marine Le Pen que les gains électoraux y seront toujours limités. Des fractions des élites sont indispensables à l’alternance, mais c’est autre chose qu’un réalignement électoral massif du groupe concerné. Le point essentiel, on le sait depuis longtemps, réside dans le vote des retraités. Ils redoutent les effets financiers d’une véritable alternance, mais pressentent que l’évolution actuelle de la société comme de l’économie française ne sont pas tenables.
Que le projet de Marine Le Pen les convainque que leurs intérêts seront sur la durée mieux défendus par elle et l’élection de 2027 est jouée. Je ne parle pas ici seulement de mesures particulières qui leur seraient destinées mais bien, d’une perspective globale pour le pays. L’analyse électorale amène à étudier des segments mais le discours politique, lui, s’adresse à tous.
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