Union-Européenne
Espagne : tout comprendre sur le coup d’État de la gauche
Ce jeudi 16 novembre, Pedro Sanchez a été reconduit à la tête du gouvernement après le soutien de députés indépendantistes en échange d’une amnistie des prisonniers politiques catalans. Le pays, déjà divisé, risque d’imploser ces prochains jours. Décryptage sur place de Raphaël Ayma.
Il est 13h. Au Congreso, chambre basse du système parlementaire espagnol, la gauche de l’hémicycle se lève comme un seul homme pour applaudir Pedro Sanchez, président du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), qui vient d’être investi pour la troisième fois à la tête du gouvernement d’Espagne.
La droite du parlement reste de marbre, stoïque, la mine décomposée. Dehors, une véritable fortification, assemblage de barrières, camions de polices et cordons d’anti-émeutes séparent une foule brandissant la rojigualda (rouge et or, le drapeau de l’Espagne) des portes de l’assemblée. Images éloquentes d’une Espagne divisée, contre-t-elle même, qui vient d’entrer dans la crise politique la plus cruciale depuis le début de sa démocratie.
Contexte politique
La colère de la droite espagnole se justifie par l’utilisation d’un pacte entre les socialistes et l’indépendantisme catalan, permettant au PSOE de négocier in-extremis une investiture, et ce, peut-être au péril de l’unité du territoire espagnol. Mais pour comprendre les racines de cette crise, nous devons retourner en arrière dans l’histoire du pays. En 1978, l’Espagne sort de la dictature nationale-catholique franquiste. Cette période est celle de la « Transition démocratique » : l’Espagne, en retard par rapport au reste de l’Europe de l’Ouest, doit se libéraliser et apprendre les règles du jeu des démocraties occidentales. Une nouvelle constitution est rédigée. D’une Espagne « une, grande et libre », l’on passe à une constitution considérant l’Espagne comme « une nation de nationalités » (article 2) et sanctifiant le rôle des communautés autonomes.
Cette mutation de son système politique va trouver une incarnation facile dans un fonctionnement bipartite : à gauche, le PSOE, formation socialiste classique, qui embrassera avec le temps le social-libéralisme « à la mode » chez ses consorts européens. À droite, c’est le PP, « Parti Populaire » : une formation libéral-conservatrice, qui va accueillir en son sein une grande partie de l’appareil administratif franquiste (elle est fondée par sept anciens ministres de Franco). Cet équilibre politique va être caractéristique du paysage politique espagnol jusqu’à la crise de 2008.
Contexte historique, économique et social en Espagne
La crise des subprimes va frapper l’Espagne de plein fouet. Les « résidences fantômes » en périphérie des grandes villes en sont témoins : les grands chantiers d’urbanisation pavillonnaire pour loger la classe moyenne sont interrompus, sans accueillir leurs habitants. Un taux de chômage élevé et une difficulté d’accès à la propriété créent la matrice permettant la naissance d’un mouvement social de gauche, remettant en question le système « PPSOE », c’est-à-dire, la gouvernance à deux têtes de la politique espagnole.
C’est la naissance du 15-M : en mai 2011, des milliers de manifestants occupent la place centrale de Madrid et de nombreuses autres dans le pays, portant des revendications sociales et populistes. Ce mouvement piloté par l’extrême gauche va servir de carburant politique à Podemos (équivalent local de la FI, inspiré de Syriza), première formation à rompre avec le bipartisme, grâce à son dirigeant Pablo Iglesias. Ce populisme de gauche chamboule la société espagnole et s’institutionnalise. L’apparition d’une première force à la gauche de la gauche rebat les cartes de la politique ibérique.
La Catalane et l’indépendance
En 2017, c’est une autre crise qui favorisera l’émergence d’un nouveau mouvement politique : l’organisation de référendums illégaux sur l’indépendance de la Catalogne par des cadres du mouvement indépendantiste catalan (Puidgemont). En octobre 2017, de violentes émeutes dirigées par l’extrême gauche éclatent à Barcelone. La vue de l’incendie de la seconde ville du pays, les compromissions du PP et la polarisation de la société espagnole permettent la genèse de Vox, mouvement national-populiste, quoique plus libéral que d’autres formations équivalentes en Europe. L’entrée de Vox au Congrès et ses premières réussites électorales prennent une nouvelle fois le panorama politique espagnol par surprise : la droite radicale fait son retour dans les institutions, un inédit depuis la fin du franquisme.
Après une motion de censure contre Mariano Rajoy, premier ministre du PP en 2019, des élections générales sont convoquées. Le système électoral ne connaît pas de distinction entre ses élections législatives et présidentielles : c’est le parlement qui investit un Premier Ministre. Dans un partage bipartite, ça ne pose pas de problèmes pour imposer une majorité : mais maintenant que le panorama politique du pays est changé, les jeux d’alliances vont de bon train. La première rentrée au gouvernement de Pedro Sanchez se fait alors en alliance avec l’extrême-gauche de Podemos et d’Izquierda Unida (héritier du parti communiste).
Les arrangements politiques de Pedro Sanchez en Espagne
Cette première alliance va marquer la première investiture de Pedro Sanchez. Une véritable offensive sociétale est donnée contre l’Espagne : Loi Trans, facilitant la transition de genre pour les mineurs, et surtout, la « Loi de mémoire ». Cette loi de mémoire vise à neutraliser l’espace public de la symbologie franquiste, demeuré après la fin de la dictature, mais aussi à mettre en place un ensemble de décisions symboliques pour « réconcilier » les Espagnols. Une réconciliation qui a, en réalité, plutôt ravivé les divisions de la société ibérique : l’exhumation de Francisco Franco de son mausolée (Valle de los Caidos) puis de José Antonio Primo de Rivera (fondateur de la Phalange espagnole et figure « martyr » du régime) vont être ressenti par la droite espagnole comme une humiliation inutile.
En 2023, pour asseoir une nouvelle majorité suite à une défaite de la gauche municipale, Pedro Sanchez convoque de nouveau des élections générales : alors que la droite était donnée favorite, les élections vont rebattre les cartes une fois de plus. L’effondrement de la gauche radicale, incarné dans Sumar (successeur de Podemos), ne permet plus au PSOE de gouverner en s’alliant uniquement avec l’extrême-gauche. Pedro Sanchez n’a qu’une seule option pour obtenir son investiture : négocier une alliance avec les indépendantistes catalans, d’ERC (gauche) et Junts (droite libérale).
Pour permettre cette alliance, Pedro Sanchez négocie avec les leaders indépendantistes en exil à Bruxelles : en échange d’une amnistie, d’une annulation de la dette catalane et de la promesse de négociations sur un nouveau référendum d’indépendance, il aura le soutien d’ERC et de Junts. Un pacte que la droite espagnole peine à digérer.
Madrid brûle ?
Immédiatement, la droite donne le mot d’ordre de prendre les rues et de manifester devant les locaux du Parti Socialiste partout en Espagne. Les mobilisations, convoqués d’abord par les partis politiques (Vox, PP), vont rapidement attirer plus largement les opposants à Sanchez. Dans les cortèges, on retrouve, sous des marées de drapeaux espagnols, des radicaux, des catholiques, des identitaires, des nationaux populistes…
L’Espagne de droite fait bloc contre le socialisme de Sanchez. La répression du mardi 7 novembre, où les forces de l’ordre chargent et gazent le cortège, choque et nourrit la protestation. Des vidéos deviennent virales sur les réseaux sociaux, et le mouvement a maintenant un nom : « Noviembre Nacional », « novembre National », comme un miroir du mouvement des Indignés du 15-M, où la gauche avait occupé la place centrale de Madrid pendant plusieurs mois.
L’investiture jeudi 16 novembre semble être une date rupture. La droite espagnole a d’ors et déjà convoqué des manifestations tout autour du Congrès, avec objectif de « dormir dans l’Assemblée ». La venue de Tucker Carlson, ex-journaliste de la Fox et acteur de la prise du Capitole par les partisans de Trump, en soutien à Santiago Abascal, résonne comme un écho. Les Espagnols projettent-ils eux aussi leur « prise du Capitole » ?
Les perspectives politiques pour l’Espagne
La constitution d’une majorité gouvernementale avec les indépendantistes aligne de facto Pedro Sanchez sur une soumission à l’agenda catalan. Les propos du porte-parole de l’ERC (gauche républicaine catalane), Gabriel Rufian, à la tribune du Congrès, mimiques mafieuses, sont éloquents : « (Sanchez) Regardez autour de vous ! Vous n’avez pas d’autres alliés. […] Ne jouez pas avec nous. Ne jouez pas avec nous. Croyez-moi. » Une interpellation au nouveau premier ministre qui ressemble à une menace : quoi qu’il en soit, cette décision politique des socialistes conditionne l’avenir de la nation espagnole.
Nous ne pouvons pas prédire aujourd’hui si l’Espagne avance vers sa dislocation, ou si les manifestations de la droite espagnole embraseront le pays. En revanche, nous pouvons affirmer avec certitude que l’Espagne a aujourd’hui choisi un chemin de son Histoire. Ce tournant crucial, qui dessinera le destin politique du pays dans les prochaines années, est à suivre avec intérêt. Quoi qu’il en soit, l’Espagne, parfois discrète au milieu de l’actualité politique internationale, semble avoir conjuré la malédiction de la sortie de l’Histoire.
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